Mars 1995
Le corps / Le corps et le corps / Le corps et l’objet

La représentation du corps humain a toujours été omniprésente. Peint le corps celui qui peint l’homme. La première chose dont l’homme prend connaissance, c’est le corps de l’autre qui est celui de la mère, et, après sa naissance, les corps de ceux qui l’entourent.
L’enveloppe charnelle est cet objet suprême qui permet aux êtres de s’approcher l’un de l’autre. Tant qu’on en a l’occasion, il faut tenir compte de la corporalité d’un homme pour connaitre l’esprit qui l’anime.
La représentation du corps humain a de tous les temps été omniprésente et cela dans des contextes et des mises en scènes aussi variées et abondantes que peut être l’imagination humaine.
A cette variété répond celle des regards qui y seront posés.
Le contexte prend une place importante.
Nombreuses sont les images pieuses où le corps est toujours mis en scène de la même manière.
Il y a sacralisation du corps du Saint ou du Christ. Le corps devient le porteur d’un message spirituel et c’est uniquement à travers sa représentation que ce message peut être transmis à un grand nombre de personnes.
La mise en perspective du corps peut être un autre contexte. Cela implique à la fois la position du corps dans l’espace, mais aussi la perspective que ressent le sujet comme étant la sienne. Connaître la perspective, c’est avoir une prise sur le monde visible, donc sur le corps.
A la notion de perspective est liée celle de la découverte. C’est par la représentation que le corps se laisse découvrir. En multipliant les expériences, il a fini par se dévoiler complètement au regard.
Cependant, dans la vie le corps n’est pas comme tel. Il est le plus souvent couvert de vêtements et ce ne sont que les mains et le visage qui se prêtent alors au regard.
Il est évident que les bras, les jambes, les mains, et les pieds sont les membres le plus fréquemment dévoilés. Ce sont des outils qui permettent a l’homme d’agir et d’avoir accès a son entourage. Ils témoignent de la vivacité du sujet et indiquent sa position dans l’espace, son rapport au monde.
Le corps se situe dans la profondeur du champ perceptif.
Il y occupe une place, codée par sa forme spécifique, et cela en emplissant toujours le même nombre de cm3.
Comme toute chose vivante sur terre, le corps respire. Le gonflement des poumons provoque un agrandissement de l’espace qu’il occupe. Respirer, c’est aussi faire venir à l’intérieur ce qui se trouve à l’extérieur. Tout ce qui entoure l’homme est également entouré par lui. En changeant d’endroit, cet emplissement de l’espace bouge de même.
Lorsqu’il y a perte d’un membre, quand cette forme a sensiblement diminué, l’espace occupé par celle-ci est devenu moindre pour ceux qui regardent, il ne l’est cependant pas toujours pour le sujet concerné.
Pour lui, son corps dans son étendue n’a pas vraiment changé.
Il est vrai que dans le cas du membre fantôme, le sujet semble ignorer la mutilation et compter sur son fantôme comme sur un membre réel, puisqu’il essaye de marcher avec sa jambe fantôme et ne se laisse même pas décourager par une chute. Le membre fantôme est la présence d’une partie de la représentation du corps qui ne devrait pas être donnée puisque le membre correspondant n’est pas là.
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, ‘Le corps comme objet et la physiologie mécaniste’
Le corps possède sa propre profondeur. Il porte en lui la continuité de l’espace qui l’entoure et dont il fait lui-même partie. La profondeur réside dans la représentation du corps. A la fois la profondeur de la représentation et la profondeur corporelle.
Cette dernière est, contrairement à la profondeur du champ perceptif, une profondeur d’une grande intimité. Chaque sujet porte sa profondeur en lui. Nous savons que le corps en tant qu’objet est profond, mais nous ne pouvons sentir cela avec précision.
Le corps en tant que “porteur de l’âme” possède encore une autre profondeur, celle des pensées, des rêves et de l’inconscient. C’est une profondeur abstraite, sans fond, et qui demeure insaisissable.
Deux corps ont des mouvements qui leur appartiennent. Ils bougent tous deux par rapport au corps voisin, soit délicatement, attentivement, brutalement, ou violemment, et s’articulent autour du vide qui les sépare.
Ce vide fait qu’ils se limitent comme corps.
Un mouvement en provoque un autre, de manière réciproque.
Un corps peut être en contact avec un objet comme il peut lui-même parfois en être un. Nous ne pouvons pas toujours percevoir notre corps entier comme le notre. Nous nous sentons “en” lui.
Le perpétuel travail qui s’y effectue ne tient pas de notre volonté consciente.
Nos organes sont nos objets.
Nos douleurs sont les douleurs de nos objets.
Le corps de l’autre peut aussi être objet. L’objet peut également en faire partie.
Les corps gravitent autour de leurs objets.
L’objet est profond – il y a obsession de pouvoir en extraire quelque chose.
En d’autres termes, j’observe les objets extérieurs avec mon corps, je les manie, je les inspecte, j’en fais le tour, mais quant à mon corps je ne l’observe pas lui-même : il faudrait, pour pouvoir le faire, disposer d’un second corps qui lui-même ne serait pas observable.
Maurice Merleau-Ponty, ibid.
La confrontation avec l’objet dévoile l’aliénation du propre corps. Nous aimerions nous observer avec autant d’application que nous observons l’objet. Les objets nous invitent à s’attacher à eux pour oublier l’inaccessibilité du corps. Pourtant, l’accès aux objets se fait par lui.
Il se met en scène en le touchant.
Ce qu’il cherche à sentir c’est sa propre corporalité.
Si je peux palper avec ma main gauche ma main droite pendant qu’elle touche un objet, la main droite objet n’est pas la main droite touchante : la première est un entrelacement d’os, de muscles et de chair écrasé en un point de l’espace, la seconde traverse l’espace comme une fusée pour aller révéler l’objet extérieur en son lieu. En tant qu’il voit ou touche le monde, mon corps ne peut donc être vu ni touché.
Maurice Merleau-Ponty, ibid.