Chambre froide [un rêve]

Paris. Je me balade, j’entre dans une épicerie tenue par une jeune femme. Je flâne et regarde les produits. Je descend un escalier et arrive dans un sous-sol rempli de légumes. Dans un coin, trois hommes découpent de la viande en faisant des blagues. J’observe, ma grand-mère avait une boucherie. En m’éloignant je vois un homme marchant à côté d’un veau, qui semble blessé. Je remarque trois carcasses au sol, l’une a un gros crâne comme un trophée de chasse, une énorme tête de buffle.

Au milieu de la pièce trois animaux sont accrochés par leur pattes avant à une sorte de balançoire. Ils sont à moitié ouverts, leur peau arrachée, la chair apparente, ils essayent de hurler, aucun son ne sort. Ils balancent doucement. Celui du milieu a un gros bouquet de petites fleurs blanches accroché au cou, comme un cadeau ou une gerbe funéraire. L’ironie me blesse. Celui de gauche a une tête trop petite, comme rétrécie, comme la tête d’un vieux nounours tout effiloché. Ils attendent de mourir. Ils attendent d’être délivrés d’une souffrance qui ressemble au supplice Chinois dans Les larmes d’Eros de Georges Bataille, cette agonie qui transcende toute existence. Ou bien ils espèrent encore de revivre. Tout sauf attendre dans cette salle de torture.

Je pleure et je commence à prendre des photos, je leur parle, touche leurs visages. Je vais vers les carcasses déposées au sol, dans un coin et quand je m’agenouille, ce ne sont plus des os, mais des corps mous, des enveloppes qui ressemblent à des phoques, molles, vidées de toute chair, comme des sacs de peau recouverts d’une vieille fourrure grise. Avec de grands yeux noirs, immenses, qui me regardent. Je touche la tête de celui de droite et il frotte son museau contre ma main. Comme un chien, il aime mes caresses, cherche mon affection alors qu’il est déjà mort. Il devrait être mort, mais il ne l’est pas, pas encore tout à fait.

Toute cette souffrance me fait mal. Je voudrais les aider mais je suis impuissante. Ce n’est pas un rêve , c’est un cauchemar éveillé.

La vie est une salle de torture. Chaque os a son anniversaire.

Peut-être que ce sont les vaches, les belles vaches à qui je parle chaque jour, qui m’ont envoyé ce rêve pour que je me souvienne. Que leur vie ne vaut pas grand chose. Que leur chance s’est écoulée avant même qu’elles ne naissent. Ma chance s’est épuisée avec le temps. J’ai encore celle de m’en souvenir, ce que ça fait, de se sentir bercé par la vie

Et puis il y a toujours pour moi cet aspect bouleversant de l’animal qui ne possède rien, sauf sa vie, que si souvent nous lui prenons. Il y a cette immense liberté de l’animal, vivant sans plus, sa réalité d’être, sans tout le faux que nous ajoutons à la sensation d’exister. C’est pourquoi la souffrance des animaux me touche à ce point, tout comme la souffrance des enfants

Marguerite Yourcenar

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